Greboca  

DLFP - Dépêches  -  Marion Créhange, l’informatique au service des sciences humaines

 -  Avril 2022 - 

Marion Créhange, née Caen, a « eu la très grande chance […] de vivre la naissance de l’informatique » Elle nous a quitté le 28 mars 2022 à quatre-vingt-quatre ans. Elle était la première personne en France à avoir soutenu une thèse en informatique en 1961. Elle est aussi l’une des toutes premières personnes à avoir enseigné l’informatique d’ailleurs. Elle a effectué toute sa carrière d’enseignante-chercheuse à Nancy. Elle était spécialisée dans les systèmes d’information et pensait que les sciences humaines revêtaient une importance capitale. Cela a marqué toute sa carrière.

Plus qu’une biographie ou une (un peu tardive) nécrologie, cette dépêche est axée sur la place de Marion Créhange dans l’histoire de l’informatique et sur sa vision de cette science qu’elle a contribué à créer et développer.

Sommaire

Les débuts de Marion Créhange, la préhistoire de l’informatique

Des dates

Pour commencer quelques dates pour bien situer Marion Créhange dans l’histoire (et la préhistoire) de l’informatique.

Marion Créhange :

— naissance à Nancy de Marion Caen, le 14 novembre 1937,
— licence en mathématiques, 1958, Marion Caen, toujours étudiante, devient assistante responsable des travaux pratiques de calcul en 1959,
— 1961, elle soutient la première thèse de 3e cycle française en informatique : Structure du code de programmation, une thèse, semble-t-il, pas numérisée.

L’informatique :

— construction des premiers calculateurs électroniques, les Zuse ayant une mémoire et une programmation limitée en Allemagne, 1937,
— construction de l’Atanasof-Berry Computer, reconnu, par voie juridique, comme le tout premier ordinateur, 1942,
— sortie de l’IBM 604, 1948,
— premières livraisons de l’IBM 650, 1954.

Et un parcours

Pendant l’année universitaire 1957-1958, la toute jeune Marion Caen, dont c’est la dernière année de licence de mathématiques à l’université de Nancy, prépare le certificat de physique générale. L’un de ses professeurs, Jean Legras, intéressé par l’analyse numérique et qui pouvait accéder une machine à calculer programmable, l’IBM 604, dans les locaux d’IBM, lui propose de travailler dessus.

Le programme de cette machine était câblé. Il n’était donc pas enregistré et il fallait, chaque fois que l’on voulait changer de programme (donc, de calculs en l’espèce), démonter le programme pour en écrire un nouveau en branchant et débranchant les fils du tableau de connexions. Il avait huit mots de mémoire de six caractères. Marion Créhange en gardera :

un souvenir cuisant [qui] est resté gravé dans mes doigts : pour préparer un nouveau programme, il fallait commencer par enlever toutes les fiches du programme précédent, coincées par des confettis, en tirant si fort que la fin du démontage nous laissait les doigts en sang.

Elle travaillera par la suite, plus confortablement, sur le deuxième ordinateur commercialisé par IBM, l’IBM 650. Lequel avait une mémoire à tambour magnétique rotatif où étaient stockées les données. Pendant l’année universitaire 1958-1959, elle formera ainsi ses condisciples à l’utilisation de cette machine. Il va sans dire qu’à la fin de l’année, elle a passé ses examens comme les autres. Devenue Marion Créhange, jeune mère d’une petite fille et future mère d’un garçon, elle formera également à l’utilisation de la machine, en 1962, Claude Pair qui deviendra son directeur de thèse d’État.

Dans ces temps héroïques, changer de machine équivalait à devoir tout réapprendre, notamment le langage de la machine qui lui était propre. Ce que soulignera Claude Pair dans son discours à l’occasion de la retraite de Marion Créhange :

À l’époque, passer d’une machine à une autre, c’était presque tout rapprendre. Il y avait sans doute des concepts, mais ils étaient bien cachés. Même go to, c’était par exemple 44 et on sautait si l’accumulateur gauche n’était pas nul : en fait, il y avait, j’ai vérifié, 14 types de saut conditionnel dont 10 particulièrement farfelus : s’il existait un 8 dans une des 10 positions décimales d’une mémoire appelée distributeur. Car, bien sûr, on travaillait en langage machine ; la seule concession, c’était qu’on utilisait les chiffres décimaux et pas seulement 0 et 1.

Elle apprend aussi, avec Claude Pair, le langage PASO, Programme d’Assemblage Symbolique Optimum qui, pour reprendre la description qu’il en a faite : «  permet 1) de passer de l’écriture d’un programme en lettres à un programme en chiffres et, 2) il optimise. »

Une opération indispensable pour ce type de machine à mémoire à tambour qui faisait un tour en 4,8 millisecondes.

L’objet de sa thèse de 3e cycle, soutenue en mars 1961, était de : « créer un langage de programmation (CDP pour code de programmation), plus synthétique que le langage machine, un “langage d’assemblage”. Il est beaucoup moins évolué que Fortran qui vient de naître mais que nous n’avons pas ; mais il est simple à utiliser et apporte une réflexion sur des questions de fond : il permet à un même programme d’être interprété ou compilé, introduit les concepts de sous-programmes, d’indexation des opérandes, d’optimisation du rangement sur le tambour, de modularité et de paramétrage permettant des extensions du CDP vers des utilisations spécialisées. »

Une thèse qui, elle le constatera plus tard avec étonnement, n’a pas de bibliographie. Mais est-ce si étonnant pour une science toute neuve en train de se créer ?

En 1964, elle participe à l’écriture du compilateur Algol 60. Lors du colloque Claude Pair, le 14 juin 2019 à Nancy, elle raconte cette épopée où les trois autres participants1 devaient faire vite car pressés par le service militaire et, qu’en outre, il fallait faire des aller-retours constants entre Metz où était la machine mise à disposition par IBM, uniquement en dehors des heures de travail, et Nancy. Ce qui pouvait amener la fine équipe à revenir au petit matin.

Le compilateur avait ceci de remarquable, outre qu’il était plus proche du langage naturel que le langage assembleur PASO, qu’il pouvait être utilisé sur n’importe quelle machine, IBM, Bull, etc. Ce qui n’était pas, alors, le cas du Fortran par exemple qui ne pouvait être utilisé que sur une machine IBM (oui, ça a changé après).

L’informatique et les sciences humaines

Pour Marion Créhange, si l’informatique est une science en soi : « en elle-même ou dans sa mise en œuvre, elle est pluridisciplinaire : pour nombre de ses réalisations, le domaine d’application est extérieur à l’informatique et, même, la démarche d’informatisation fait souvent appel à d’autres disciplines. »2

Et elle pensait que les sciences humaines revêtent une importance capitale. Préoccupation qui est apparue très tôt dans son parcours. En 1970, avec Lucie Fossier, archiviste paléographe et, à l’époque, Attachée à la Section de Diplomatique de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT), une unité de recherche du CNRS spécialisé dans la recherche fondamentale sur les manuscrits médiévaux et les textes anciens, elle travaillera sur un essai de traitement sur ordinateur des documents diplomatiques du Moyen Âge. Le projet n’aboutira pas, mais la lecture de l’essai est riche d’informations. Tout d’abord, il montre une méthode de réflexion, dont le principe peut encore servir aujourd’hui et ce d’autant plus qu’il parle de recherche en langue naturelle, ce qui était absolument innovant à l’époque. Ensuite, il est intéressant de voir, et lire, le résultat d’un travail de recherche entre deux personnes avec des bagages universitaires si différents. Et enfin, c’est un document détaillé et très lisible à la fois sur la connaissance de l’utilisation de l’informatique dans le domaine de la recherche documentaire et sur l’existant.

Elle poursuivra ce type de collaboration interdisciplinaire pendant toute sa carrière et avec des personnes dans diverses disciplines : histoire, médecine (notamment sur le traitement de l’image pour la médecine), linguistique, etc.

En 1988, elle publie dans Le Médiéviste et l’ordinateur : Par et pour la recherche d’images : EXPRIM un article sur l’importance des images en histoire. Les temps étant venus où il était possible de stocker des images « sans frais excessifs » 3, elle y décrit le système EXPRIM (EXPert pour la Recherche d’IMages) sur lequel travaille son équipe au sein du Centre de Recherche en Informatique de Nancy4 (CRIN). L’une des idées clés du système était qu’il devait avoir des capacités d’apprentissage. Elle publiera par la suite plusieurs articles sur cette question de la recherche d’images.

Dans une communication donnée le 17 juin 2005 sur Les Apports réciproques entre informatique et sciences humaines à l’Académie de Stanislas dont elle était membre, elle détaille la typologie des apports de l’informatique aux sciences humaines par grande catégorie :

  1. les traitements numériques, notamment les statistiques qui peuvent nécessiter des calculs assez lourds,
  2. la conception de modèles : elle pensait que « la modélisation en elle-même est souvent un réel apport au domaine d’application, en particulier en sciences humaines : elle oblige à une certaine exhaustivité, à de la cohérence, à une compatibilité de raisonnement avec d’autres domaines, et même elle donne quelquefois un moyen d’expression de ces raisonnements. Tout cela fait d’ailleurs partie de la démarche scientifique. »
  3. l’aide à l’échange d’informations entre l’être humain et l’ordinateur, elle pensait aussi, notamment (?) aux dispositifs d’assistance pour les personnes handicapées,
  4. la recherche et la gestion des informations, évidemment,
  5. la représentation et la manipulation d’objets complexes : du texte ou du multimédia,
  6. l’Intelligence Artificielle (IA, ou pour reprendre ses termes, la manipulation explicite des connaissances).

Elle y décrit des applications informatiques pour les sciences, cela va de la géographie (les systèmes d’information géographique par exemple), à l’histoire et l’archéologie (modélisation et reconstitution de sites ou d’objets par exemple), en passant par l’histoire de l’art, la linguistique et les langues (notamment la traduction automatique), les sciences de la communication, de l’éducation ou encore, le droit et la gestion. Elle parle d’apports réciproques des unes à l’autre, l’informatique étant une science au service de toutes les autres elle tire aussi profit des sciences humaines. Chaque science humaine apportant sa pierre au développement.

Ainsi :

Les travaux sur la syntaxe et l’analyse syntaxique, sur les liens entre syntaxe et sémantique, etc. ont eu des retombées essentielles en compilation, en théorie des langages de programmation, en calcul formel.

Les sciences de la communication et de la psychologie ont eu un rôle essentiel dans la réalisation des interfaces Hommes-Machine, la psychologie et les sciences cognitives sont des éléments clés pour l’IA.

Elle conclut par ce qui a été aussi un de ses moteurs, elle qui a également été violoncelliste :

Clamons, en conclusion, que l’informatique doit libérer et non contraindre, aider à l’imagination et à la création, et non restreindre à des schémas préétablis ! Informatiser ne devrait pas entraîner de radicalisation, de sécheresse ! Et je reprends avec grand plaisir le vœu qu’a émis notre confrère Michel Hachet à la fin de son si joli hommage aux fileuses : « on ne doit pas sombrer dans le statut d’esclave de ces admirables machines ».

Les regrets

Marion Créhange estimait qu’elle était née trop tôt. En effet, si les problèmes de puissance étaient plutôt un facteur positif dans la conception des algorithmes puisque cela imposait d’avoir des réflexions qui n’auraient pas eu lieu sinon :

maintenant, certains problèmes sont traités avec des algorithmes moins subtils qu’avant, car le temps et le volume d’information ont moins besoin d’être économisés, contrairement au temps humain5.

En revanche, utiliser l’informatique pendant ces temps « héroïques » était aussi ne pas avoir accès à la fabuleuse bibliothèque qu’est devenu internet avec le World Wide Web et les outils d’interrogation, en langage naturel qui vont avec. Ce qui manquait cruellement à son époque. Elle est partie à la retraite en 1995, donc à peu près au moment où le web commençait à se développer. Toutefois, elle était : très impressionnée, maintenant, d’avoir participé à une évolution historique… » et de ne s’en être rendu compte que plus tard.

Elle regrettait également de n’avoir pas eu une culture suffisante en mathématiques qui aurait été utile pour ses recherches en informatique. Et aussi, ce qui explique sans doute en partie sa faible notoriété de son vivant, de n’avoir pas assez publié.

Quelques ressources et compléments

L’informatique et Nancy

Les trois personnes dont il est question dans cette dépêche : Jean Legras, Claude Pair et Marion Créhange sont trois des personnes qui ont fait de Nancy un pôle d’innovation dans le domaine informatique. Jean Legras en est le fondateur historique. C’est lui qui a attiré Claude Pair, qui deviendra directeur du CRIN à Nancy et qui sera le premier président de la Société des personnels enseignants et chercheurs en informatique de France (Specif). Et, comme cela a été dit, c’est lui qui a poussé Marion Créhange à faire de l’informatique.

Marion Créhange et Marie-Christine Haton en ont dressé l’historique (lien vers le pdf) pour la revue Technique et Sciences Informatiques (TSI). Pour compléter, on pourra aussi trouver le résumé des interventions sur l’Histoire et la mémoire de l’informatique universitaire à Nancy (1950-2010) lors d’une journée organisée en 2019 par les Archives Henri Poincaré. Ainsi que les vidéos des interventions dans le cadre du colloque Claude Pair qui a eu lieu la même année. Je me suis servie de la vidéo de l’intervention de Marion Créhange pour cette dépêche. Elle parle de l’aventure de l’Algol 60. Le début de son intervention est à 27:59.

Un peu plus sur Marion Créhange

Je me suis abondamment, et principalement servie des écrits de Marion Créhange, notamment :

  • sa communication du 17 juin à l’Académie de Stanislas, la citation dans l’introduction de la dépêche vient de là,
  • l’article Ma randonnée informatique de la revue Interstices qui donne, à mon avis, un éclairage très intéressant et personnel, Marion Créhange écrivait dans une langue agréable à lire,
  • l’article sur l’Essai d’exploitation sur ordinateur des sources diplomatiques médiévales, on peut lire le texte en ligne, télécharger le pdf, dans les deux cas, c’est du texte-image, mais le pdf est balisé, on peut aussi récupérer le texte brut qui a très peu de scories de l’OCR,
  • l’article sur EXPRIM et la recherche d’images, également en ligne sur le portail Persée, une initiative du CNRS, au cas où vous ne connaîtriez pas qui « défend et privilégie une diffusion ouverte des métadonnées et du texte intégral en accord avec les éditeurs ». On peut accéder à 365 collections de plus de 900 000 documents du 19e au 21e siècle,
  • le discours de Claude Pair à l’occasion du départ à la retraite de Marion Créhange.

Mais aussi, cet article, en anglais, qui évoque, en 2020, la suppression de la page Wikipédia de Marion Créhange et qui explique en quoi elle a été profondément novatrice. Quand on compare, les discussions sur les pages de Jean Legras, Claude Pair et Marion Créhange, on peut se dire qu’il y a, peut-être, en effet, eu un certain biais.

Pour finir, surtout si vous avez la bosse des maths, je suggère cette intéressante communication (à l’Académie de Stanislas ?), le 18 mars 2016 de Marion Créhange sur la musique et les mathématiques. Rappelons qu’elle était elle-même violoncelliste d’un bon niveau.


  1. Jaques André, Michel Cusey et Alain Floc'h. 

  2. Académie Stanislas, 2004-2005, communication de Madame Marion Créhange, séance du 17 juin 2005, l’Académie Stanislas est une société savante nancéienne. 

  3. Dans les années 1970, il fallait abréger les titres de revues pour le catalogage sur ordinateur pour ne pas encombrer les mémoires. Il existait des listes d’abréviations plus ou moins normalisés que les documentalistes et bibliothécaires devaient utiliser. 

  4. Le CRIN deviendra le Loria, Laboratoire lorrain de Recherche en Informatique et ses Applications en 1997. 

  5. In Ma randonnée informatique, Interstices, 13/10/2021. 

Commentaires : voir le flux Atom ouvrir dans le navigateur

par Ysabeau, Benoît Sibaud, Naone

DLFP - Dépêches

LinuxFr.org

Retour d’expérience sur l’utilisation de GrapheneOS (ROM Android libre)

 -  18 mars - 

Suite à la dépêche Comparatif : GrapheneOS vs LineageOS, je souhaitais faire part d’un retour d’expérience sur l’utilisation de GrapheneOS sur un (...)


Ubix Linux, le datalab de poche

 -  16 mars - 

Ubix Linux est une distribution Linux libre et open-source dérivée de Debian.Le nom « Ubix » est la forme contractée de « Ubics », acronyme issu de (...)


Open Food Facts : récit d’un contributeur

 -  15 mars - 

Récit de mon aventure en tant que contributeur pour le projet Open Food Facts, la base de donnée alimentaire ouverte et collaborative, où je suis (...)


Sortie de GIMP 2.99.18 (version de développement)

 -  13 mars - 

Note : cette dépêche est une traduction de l'annonce officielle de la sortie de GIMP 2.99.18 du 21 février 2024 (en anglais).Voici enfin la (...)


Des cycles, des applis et des données

 -  11 mars - 

Avec son plus d’un quart de siècle, il serait temps que LinuxFr se penche sur un sujet qui concerne la population en situation de procréer, soit (...)