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Réaffirmer l’ambition émancipatrice du logiciel libre pour mieux répondre aux impacts de l’informatique sur l’environnement
Les déséquilibres environnementaux, provoqués par l’activité humaine, imposent de plus en plus leur réalité et questionnent chaque jour l’habitabilité de la planète. Cette réalité interroge nos usages et nos pratiques, et modifie les cadres sociaux, économiques et politiques. Elle pose la question de ce que revêt une « informatique libre » face à ces défis et doit nous pousser à agir, pour faire du logiciel libre un levier du changement face à un enjeu vital.
Dans un tel contexte, rompre avec les mythes de « neutralité technologique »1 et de « technosolutionnisme »2 est indispensable. Les outils informatiques en particulier, par leur omniprésence, ont une influence significative sur notre rapport aux autres et à notre environnement. Toute réflexion portant sur les technologies, y compris lorsqu’il s’agit de penser leur impact sur les équilibres climatiques, doit avant tout être abordée comme un sujet politique.
Nombreux sont les termes utilisés, souvent galvaudés, pour exprimer ces considérations : informatique « durable », « numérique responsable », « éthique », « acceptable », ou « sobriété numérique ». Quel que soit le terme employé, l’important est de concilier les impératifs environnementaux avec les usages, continus et toujours croissants, des technologies informatiques. Et si ce n’est pas conciliable, d’arbitrer en conscience, avec pour seul objectif l’intérêt de l’humanité, car l’habitabilité de la planète est un critère non négociable.
Image de Gee (modifiée), disponible sous licence Creative Commons 2.0 (CC BY 2.0).
Promouvoir et défendre la vocation émancipatrice du logiciel libre
Une dimension importante du logiciel concerne son pendant juridique, c’est-à-dire sa licence d’utilisation, forme de contrat décrivant les libertés accordées – ou non3 – aux personnes qui utilisent le logiciel. Et lorsque l’on parle de logiciels libres, le plus souvent, on évoque leur licence. Pour autant, les quatre libertés – d’étude, d’usage, de modification et de partage –, fondement du logiciel libre4, sont des principes éthiques et politiques, avant d’être des clauses contractuelles incarnées dans des licences libres.
Dès son origine, le logiciel libre porte une vocation émancipatrice à laquelle l’April souscrit pleinement.
L’émancipation s’inscrit dans le temps long
L’émancipation peut être définie comme l’« action d’affranchir ou de s’affranchir d’une autorité, de servitudes ou de préjugés. »5
Une vocation émancipatrice vise bien sûr la promotion des libertés individuelles. Elle intègre également des ambitions d’égalité et de solidarité, comme refus des rapports de domination.
L’émancipation découle de l’éducation et du partage des connaissances. Elle suppose l’exercice de la démocratie dans les prises de décision et induit la primauté de l’intérêt collectif sur les intérêts particuliers.
La poursuite d’intérêts communs, éclairée par un savoir affranchi de toutes servitudes, s’inscrit immanquablement dans le temps long.
La vocation émancipatrice du logiciel libre en fait une force de transformation sociale, qui doit paver la route d’une informatique plus durable.
Pour que la route reste longue, il faut qu’elle soit libre6
À travers l’éthique du logiciel libre qu’elle défend et promeut, l’April agit pour une informatique au service des utilisateurs et utilisatrices. Elle agit pour leur permettre la maîtrise, collective, de leurs équipements et services et une autonomie de décision face aux fabricants et éditeurs de logiciels.
Utiliser des logiciels sous licences libres c’est, déjà, agir pour une informatique plus en phase avec les enjeux de durabilité.
Mais cette affirmation suffit-elle à traduire l’ambition émancipatrice du logiciel libre, dans le contexte des dérèglements environnementaux ?
Comment, en effet, imaginer une « informatique libre » qui ferait abstraction de l’impérieuse question de nos conditions de vie et de celles des générations futures ?
Comment intégrer ces impératifs de durabilité dans nos grilles d’analyse et dans nos pratiques ?
Pour l’April, c’est d’abord :
- réaffirmer ici le lien entre lutte écologique et lutte pour les libertés informatiques,
- continuer à s’engager sur les dossiers institutionnels qui interrogent ces questions, pour y porter la voix du logiciel libre. Ainsi qu’elle a pu le faire, par exemple, sur la loi AGEC en 20197,
- continuer, plus largement, à lutter contre le pouvoir d’influence des oligopoles de l’informatique privatrice sur les politiques publiques,
- être vigilante dans ses pratiques internes : privilégier le reconditionné, les fournisseurs « éthiques » pour ses produits, trouver des personnes en local pour les événements ou privilégier les déplacements en train, participer au projet du Pacte pour la transition8 etc ;9
C’est ensuite, en tant que principale association française de promotion et de défense du logiciel libre, interroger ce que signifie « faire (et utiliser) du logiciel libre ».
Si la réponse est sans doute encore à construire, elle passera par le développement de pratiques vertueuses qui s’appuient sur des communautés critiques, ouvertes à tout le monde, avec, toujours, la question fondamentale des besoins comme point de départ.
Développer des pratiques à la hauteur des enjeux
À l’instar du privacy by design10, envisageons au cœur des pratiques de développement des logiciels sobres, dès la conception, et renforçons les actions engagées de longue date. C’est-à-dire :
- Intégrer l’impact des traitements dès les phases de développement : énergie, performance des équipements, etc.
- Prévoir la retro-compatibilité et des versions « légères » adaptées aux matériels plus anciens ou plus frugaux, aux réseaux bas débit.
- Pérenniser le développement avec l’écriture de code lisible et bien documenté.
- Penser l’interopérabilité. Privilégier les formats ouverts et les normes standardisées.
- Contribuer à l’existant plutôt que repartir de zéro quand c’est possible.
Autrement dit, faciliter la coopération, la mutualisation et le réemploi plutôt que la compétition et la sur-consommation de ressources.
Bien sûr, ces questions ne sont pas spécifiques aux logiciels libres. Tout développement logiciel devrait s’en inspirer. Du fait de leurs licences libres et des pratiques ouvertes et collaboratives qui se sont développées, les logiciels libres encouragent et facilitent la mise en œuvre de ces considérations. Pour autant, restons lucides : cela ne veut pas dire que tout logiciel sous licence libre intègre complètement ces enjeux. Les logiciels libres restent souvent soumis aux impératifs du système économique actuel et peuvent être maintenus par (très) peu de monde.
Revenir à l’essentiel : la question des besoins
S’il faut bien sûr interroger et continuer à faire évoluer les pratiques de développement, le sujet est plus fondamental que cela et pose en amont la question des besoins.
« Qui ne se contente pas de peu ne sera jamais content de rien. »11
Dans nos usages, revenons à l’essentiel et évitons la course à la performance. Questionnons l’utilité d’un traitement informatique au regard des coûts environnementaux et sociaux12. En réalité d’ailleurs, la définition des besoins et de la meilleure manière d’y répondre, doivent intervenir avant même une possible mise en œuvre informatique. Acceptons ainsi que, parfois, être « responsable », c’est tout simplement ne pas recourir aux technologies numériques, même libres.
Si cela doit nous guider en tant que libriste, l’enjeu est sociétal. Il faut politiser les choix en matière technologique. Ces choix concernent essentiellement les besoins. Comment sont-ils définis ? Par qui ? Quels moyens pour y répondre ? Quel contrôle de la mise en œuvre des solutions décidées ? etc. Elles ne peuvent se réduire à des questions individuelles. Elles doivent s’enrichir par des discussions publiques et le cas échéant, trouver leur réponse dans des décisions collectives.
Qui décide, et comment : un enjeu démocratique
À l’instar des règles d’élaboration des lois dans un régime démocratique – fondées sur la transparence et la capacité d’y contribuer, voire de les remettre en cause –, les quatre libertés du logiciel libre sont un socle minimal pour permettre à toute personne qui le souhaite de participer aux décisions relatives aux logiciels qu’elle utilise.
Les enjeux liés aux dérèglements environnementaux sont intimement liés aux enjeux démocratiques. En ce qui concerne les technologies informatiques, les principes de base du logiciel libre sont en ce sens des conditions de maîtrise, dans le temps, des réponses à construire.
Les grandes multinationales des technologies numériques ont le pouvoir d’imposer leur rythme et leurs choix13. Elles ont la capacité d’agir sur la définition même des usages et des besoins. Les logiciels libres peuvent être des contre-pouvoirs, qui permettent de résister à leur domination. De s’affranchir de leur autorité et de la servitude à leurs outils.
Cette idée de contre-pouvoir s’exprime déjà très concrètement par le fait de développer des outils qui échappent au contrôle de ces entreprises. Elle incarne aussi une lutte contre un modèle délétère et la défense d’un autre imaginaire politique autour des technologies numériques, émancipateur, basé sur le partage, l’entraide et la promotion de l’intérêt commun.
Des communautés critiques et ouvertes à tout le monde
Une des forces des logiciels libres est de permettre l’émergence de communautés, œuvrant pour un projet commun. C’est au sein de ces communautés que peuvent collaborer les personnes utilisatrices – de débutantes à confirmées – et les personnes qui produisent le code et la documentation.
Une communauté critique, ouverte à tout le monde et fondée sur des règles de fonctionnement claires, aide à produire des projets logiciels au plus près des besoins réels, avec du code orienté vers une économie des ressources. L’ambition de l’April est de soutenir et promouvoir l’émergence et le renforcement de telles communautés.
Une première clé de voûte de cette ambition est une éducation critique au et avec du logiciel libre. Préalable nécessaire pour rendre tangibles les libertés informatiques, et permettre à tout le monde d’être outillé pour pleinement s’investir dans ces communautés.
Une seconde est le soutien à ces communautés par les pouvoirs publics, particulièrement par l’investissement. Cela suppose une priorité au logiciel dans le secteur public ainsi que la mise en place d’une véritable politique de contribution aux logiciels libres qu’elles utilisent, plutôt que d’une simple utilisation passive par les administrations.
Pour résumer
Dès son origine, le logiciel libre porte une vocation émancipatrice. Une ambition qui fait du logiciel libre une force de transformation sociale capable de contribuer à l’émergence d’une informatique plus durable.
Utiliser et promouvoir des logiciels libres c’est, déjà, agir pour une informatique plus en phase avec les enjeux écologiques. Il faut aussi envisager au cœur des pratiques de développement des logiciels sobres, dès la conception, faciliter la coopération, la mutualisation et le réemploi plutôt que la compétition et la sur-consommation de ressources.
Il faut revenir à l’essentiel, c’est-à-dire partir de la question des besoins des utilisateurs et utilisatrices.
En ce qui concerne les technologies informatiques, les principes du logiciel libre constituent un rempart et une réponse collective contre la domination des grandes multinationales des technologies numériques. Face à celle-ci, le renforcement de communautés critiques, bienveillantes et inclusives, est une ambition à défendre. Et c’est aussi la condition sine qua non d’une informatique réellement émancipatrice et donc, durable.