Aujourd'hui, le Conseil National du
Numérique a publié un rapport sur « la
neutralité des plateformes ». Quel est le plus gros manque de ce
rapport ?
D'abord, il faut voir l'origine du concept de « neutralité des
plateformes ». Depuis plusieurs années, les utilisateurs de
l'Internet se battent pour défendre le principe de la neutralité de l'Internet, c'est-à-dire
l'idée que les intermédiaires (les
FAI, par exemple) doivent être de simples
tuyaux et ne doivent pas profiter du fait qu'ils sont un passage
obligé pour discriminer contre telle ou telle utilisation du
réseau. Ce combat gêne évidemment un certain nombre d'intermédiaires,
qui luttent donc contre la neutralité. Ou plutôt, car il est désormais
difficile politiquement de se dire « contre la neutralité », ils
essaient de relativiser ce principe (comme le PDG
d'Alcatel-Lucent qui dit qu'il faut « revoir
les règles de net-neutralité en faisant preuve de
pragmatisme »). Ou encore ils essaient de noyer le poisson en
faisant surgir tout un tas de sujets annexes baptisés du terme de
« neutralité » pour créer de la confusion. Ce fut le cas il y a deux
ou trois ans de l'idée de « neutralité des terminaux ». Aujourd'hui,
la diversion à la mode est la « neutralité des plateformes ». L'idée
des défenseurs de cette notion est que les gros silos (comme les
GAFA : Google, Apple,
Facebook et Amazon) sont
des intermédiaires obligés et doivent donc être soumis eux aussi à une
obligation de neutralité. Notons que les plateformes citées sont
toujours états-uniennes et que l'accent sur la neutralité des
plateformes plutôt que sur celui de neutralité de l'Internet recouvre
donc souvent du classique protectionnisme. (En France, les
FAI, par contre, sont en général français.)
Que contient le rapport du CNN ? Il plonge
dans l'erreur dès le début en affirmant « Le Conseil relevait à cette occasion que la société numérique n’est pas seulement mise en
action par des réseaux physiques mais aussi par un ensemble de services, parmi lesquels
les plateformes occupent une place centrale. » C'est le plus gros
problème avec ce rapport : il affirme que les gros silos comme Google
sont incontournables. Mais ce n'est pas vrai. Autant le FAI est un
intermédiaire obligé (à part les projets très expérimentaux et très
limités de réseaux
« mesh »), autant l'usage
de Gmail n'est pas
obligatoire. On peut envoyer et recevoir du courrier sans Gmail, on
peut louer des machines virtuelles ailleurs que sur
Amazon, on peut stocker et distribuer des
fichiers sans Dropbox. Cela fait une énorme
différence entre les FAI et les gros silos : s'il est légitime de
protéger la neutralité de l'Internet contre les abus des
intermédiaires, rien ne dit que cela doive forcément être le cas pour
des « plateformes » qu'on n'est pas obligés d'utiliser.
Mais, vont se dire mes lecteurs, qui sont intelligents et subtils (et détectent
immédiatement les tentatives de flatterie), s'il est vrai qu'on peut
faire du courrier sans Gmail, en pratique, N,n % des M. Michu
(avec N grand) se servent de Gmail. Ce n'est peut-être pas un passage
obligé, mais c'est un quasi-monopole et la régulation s'impose
donc. Mais le problème avec cette attitude est qu'elle est de
résignation. Je suis d'accord que la place
excessive prise par les GAFA dans les services
sur l'Internet est dangereuse : ces silos stockent des données
personnelles sans vergogne, savent tout de vous (alors que vous ne
savez rien d'eux), et transmettent les informations à la
NSA (programme PRISM,
entre autres). Ils représentent des SPOF : si
Facebook fait une crise de bigoterie et de puritanisme, ils
peuvent vous censurer et leur importance fait que les victimes de la
censure hésiteront à aller ailleurs.
Mais la solution est-elle d'imposer à ces silos des règles
protégeant (sans doute fort mal) leurs victimes ? On entrera alors
dans une logique dangereuse, où on laisse ces entreprises vous
exploiter, en mettant simplement quelques garde-fous (l'expression,
révélatrice, est du CNN : « Il est donc crucial de développer des garde-fous adaptés aux
dynamiques de plateformes afin de protéger les usagers et l’innovation lorsque le passage d’une
logique ouverte à une logique fermée se produit »). Pour reprendre les
termes de Bruce Schneier, les silos sont des
seigneurs
féodaux : on obtient d'eux quelques services et, en échange, ils sont
vos maîtres. Faut-il limiter les excès des seigneurs, leur imposer des
garde-fous ? Ou bien faut-il plutôt passer à un régime
post-féodal ?
Car il est une chose que les ministres ne savent pas : l'Internet
existe sans les GAFA. Ils n'ont pas toujours été là et ils ne seront
pas toujours là. Il existe des alternatives, comme le développement du
pair-à-pair et comme l'auto-hébergement. Il est
absurde que, pour partager des fichiers, on les mette à des milliers
de kilomètres de là, sur Dropbox, alors qu'on pourrait partager
directement entre utilisateurs. Pourquoi est-ce que cela ne se fait
pas déjà ? Il y a plusieurs raisons. Certaines sont techniques
(l'auto-hébergement reste trop
compliqué, Caliopen est très loin d'être
prêt à concurrencer Gmail, etc). D'autres sont marketing : les GAFA
ont bien réussi à faire croire à tout le monde (à commencer par le
CNN) qu'ils étaient incontournables. Comme le note Pierre Beyssac « c'est triste de voir les gens s'enchaîner volontairement puis pleurer de l'être ». Mais il y a aussi des raisons politiques : le
pair-à-pair a été activement persécuté et diabolisé, sur ordre de
l'industrie du divertissement, jetant ainsi des millions
d'utilisateurs dans les bras des silos centralisés. Et puis, les
ministres aiment bien râler contre Google mais, au fond, ils sont très
contents de sa domination. Ils sont bien plus à l'aise avec quelques
grosses entreprises privées qu'avec des millions d'internautes
libres.
Est-ce tout simplement irréaliste de croire qu'on pourrait
remplacer Google et Facebook ? Le rapport du CNN dit pourtant que
constituer ces services n'a nécessité qu'un « faible niveau
d’investissement initial ». C'est évidemment faux (le rapport du CNN
oscille entre l'irréalisme - vouloir faire céder Google depuis Paris -
et la résignation - croire que les GAFA sont indéboulonnables), mais,
à ceux qui croient que Google est tout-puissant, rappelez-vous les
telcos attardés des années 90, essayant de stopper le déploiement de
l'Internet. Ils avaient de l'argent, les médias à leur service, et des soutiens politiques en
quantité et ont
quand même dû céder.
Sinon, quelques autres points dans le rapport du CNN. La
proposition qui a fait le plus de
buzz était « Développer des agences de notation de la neutralité pour révéler les pratiques des
plateformes et éclairer les usagers et partenaires dans leurs choix. »
Pourquoi pas ? Ce serait toujours ça. Mais pourquoi le réserver aux
GAFA ? Des tas d'autres entreprises gagneraient à être ainsi évaluées,
et leurs pratiques révélées (les grosses violations de la neutralité
de l'Internet ont toujours été faites
clandestinement). On peut dire la même chose pour une autre
proposition du CNN, « Définir également des standards de lisibilité, de compréhension, d’ergonomie et de
simplicité de l’accès au droit dans la relation à la plateforme, pour rendre plus
effectifs les droits des usagers. » Excellent, mais pourquoi se
limiter aux silos Web ? Les conditions d'utilisation de mon abonnement
3G méritent certainement tout autant d'être
rendues lisibles et compréhensibles.
Il y a aussi de très bonnes idées dans le rapport du CNN comme
« Pour que les fruits de ces efforts bénéficient à l’ensemble de la
société, il importe qu’ils s’accompagnent d’une politique ambitieuse
de littératie numérique des citoyens et des organisations. » et
« Informer les citoyens sur le fonctionnement des plateformes en
introduisant les
principes techniques qui sous-tendent leurs fonctionnalités essentielles dans les
différents référentiels de littératie numérique. Mettre à disposition les assortiments
d’outils nécessaires pour en permettre une expérimentation accessible au plus
grand nombre. » Cette
question de la « littératie » (ne pas être un consommateur balloté par
la pub mais un citoyen, actif et comprenant) est en effet
cruciale.
En résumé, l'effort essentiel ne devrait pas être consacré à
essayer de mettre quelques pauvres garde-fous à la voracité des GAFA,
mais a encourager leur relativisation. Le rapport du CNN parle un peu
de « Soutenir activement les initiatives de constitution de modèles d’affaires alternatifs.
Par exemple, soutenir les solutions « cross-platforms » qui facilitent l’utilisation
simultanée de services concurrents complémentaires, ou celles qui apportent une
diversification des voies de la chaîne de valeur entre les services et leurs utilisateurs
et le développement d’applications nouvelles dans l’économie
sociale. » mais ce n'est guère développé et cela se limite apparemment
à la création de quelques entreprises privées concurrentes (mais
françaises) au lieu de chercher à limiter l'usage des silos centralisés.
Quelques autres articles sur le rapport du CNN :