La question de la diversité dans les
organisations qui contribuent d'une manière ou d'une autre au bon
fonctionnement de l'Internet a souvent été discutée. Un simple coup
d'œil à une réunion IETF permet de voir de
nets déséquilibres (peu de femmes, peu de gens originaires
d'Afrique ou d'Amérique
Latine...). Comme le dit le résumé de ce nouveau
RFC : « a small
group of well-funded, American, white, male
technicians ». Même si ce résumé est exagéré, et si le
mécanisme ouvert de l'IETF a largement prouvé son efficacité, il
n'est pas interdit de creuser la question « comment accroitre la
diversité ? », dans l'espoir d'augmenter encore cette
efficacité. (Un tel document suscitera forcément des
controverses. Par exemple, personnellement, il me semble que la
diversité est plutôt une question de justice - faire sauter les
éventuelles discriminations - que d'une supposée meilleure
efficacité.)
L'état actuel d'une organisation dépend évidemment de son
histoire (section 1 du RFC). L'IETF est née
d'un effort commencé à la fin des années 1960, et financé par
l'ARPA. Au début, il n'y avait donc que des
États-Uniens. La participation s'est ensuite étendue à d'autres
milieux aux États-Unis, comme ceux financés par la
NSF et non plus l'ARPA. À la création
formelle de
l'IETF, à la fin des années 1980, le projet
a été complètement ouvert. Tout le monde peut participer, sans
distinction de genre, de nationalité ou de couleur de peau, au
moins en théorie.
L'IETF est à juste titre fière du résultat : le processus
ouvert s'est avéré particulièrement efficace, permettant aux
protocoles TCP/IP d'être très largement
déployés, à la place des protocoles conçus par des
SDO traditionnelles et fermées. Mais rien
n'est éternel et on ne peut évidemment pas garantir que l'IETF
gardera éternellement cette ouverture. Une « vigilance citoyenne »
permanente est donc nécessaire.
La culture spécifique de l'IETF est née. Elle se caractérise
par une grande franchise dans les discussions, loin de
l'hypocrisie de beaucoup d'organisations, où on n'affiche jamais
ouvertement les désaccords. Comme toute chose peut être vue de
deux façons différentes, le RFC parle non pas de franchise mais de « singularly aggressive behavior, including singularly
hostile tone and content ». Il ajoute que ce style n'est
pas « professionnel », un terme très curieux, comme si
l'aggressivité était le privilège des amateurs... Ce qui est sûr,
c'est que ce style, qui allait bien aux participants du début,
peut être un problème pour la diversité. Un comportement qui
serait considéré « un peu trop direct » aux Pays-Bas peut être vu
comme « très impoli » au Japon. (Le RFC parle de « more
polite cultures », qui peuvent se sentir mal à l'aise
face au style franc et direct de l'IETF.)
La section 2 du RFC décrit ensuite pourquoi le manque de
diversité est un problème. D'abord, précisons que tous les
attributs sont concernés, le genre, la nationalité, la religion, l'orientation
sexuelle, etc. Cette section reprend l'idée que des groupes divers
prennent des meilleures décisions (en citant, c'est amusant,
uniquement des études
états-uniennes, et presque toutes limitées au monde du management capitaliste, comme « Better
Decisions Through Diversity: Heterogeneity can boost group
performance »).
La question de la diversité étant ancienne, il n'est pas
étonnant que le débat sur les solutions le soit aussi, et que de
nombreuses techniques aient déjà été proposées, et
expérimentées. Par exemple, le RFC note que des mesures purement
statistiques, comme des quotas, peuvent être difficile à mettre en
œuvre dans des groupes restreints. S'il y a deux Area
Directors pour la Routing Area de
l'IETF, ils ou elles ne peuvent pas représenter à eux deux toute
la diversité souhaitée. En outre, le but est la diversité, pas
juste des nombres appliqués aveuglément (avoir X % de membres de
tel groupe ne sert à rien si ces X % sont silencieux et ne
participent pas).
Quels sont les mécanismes qui peuvent, en pratique, limiter la
diversité dans l'IETF (puisque, en théorie, tout le monde peut
participer) ? Il y a plein d'exemples :
- En théorie, la participation à l'IETF peut se faire à
distance, par le biais des listes de
diffusion et des différents outils de travail en
groupe. En pratique, les réunions physiques sont difficiles à
ignorer. La participation à ces réunions coûte de l'argent
(inscription, voyage, hôtel) et cela limite la diversité en
favorisant les riches. La participation à distance ne résout
pas tout (par exemple en raison du décalage
horaire). Accroitre l'importance des réunions par rapport aux
listes de diffusion serait donc un problème pour la
diversité.
- Les participants à l'IETF sont évidemment (et
heureusement) des passionnés. Cela peut mener à affirmer un
peu trop vigoureusement ses préférences, d'une manière qui
peut intimider certains participants, et donc limiter la
diversité, en excluant les groupes qui sont traditionnellement
exclus de la prise de parole publique.
- L'IETF travaille sur la technique. Il est parfaitement
normal de privilégier l'opinion de ceux et celles qui sont
techniquement plus compétents. Mais même une organisation
technique comme l'IETF a des activités non techniques (comme le
choix des personnes qui assumeront des
responsabilités) et, là, il n'y a aucune raison de n'écouter
que les gens très forts en technique.
- D'ailleurs, une partie du travail de l'IETF est de
produire des documents (les RFC) qui ne
doivent pas seulement être techniquement corrects, mais aussi
être lisibles et compréhensibles, et pas seulement par les
participants à l'IETF et pas non plus uniquement par des experts. Là encore, les compétences pour ce
travail d'éducation ne sont pas forcément les mêmes que pour
la technique pure et ne devraient donc pas être sous-estimées.
Mais il y a aussi des comportements anti-diversité plus directs
et plus actifs comme le harcèlement ou l'intimidation. Ils peuvent
être dirigés contre toutes les personnes appartenant (ou supposées
appartenir) à tel ou tel groupe (comme « les femmes » ou « les
homosexuels ») ou bien dirigés contre des individus spécifiques
(comme l'abominable GamerGate). Aucun cas
précis n'a été dénoncé à l'IETF, contrairement à ce qui arrive
dans d'autres organisations, mais cela ne veut pas dire que cela
n'arrivera jamais, ni même que cela n'est pas déjà arrivé : tous
les cas ne sont pas publics, par exemple parce que les victimes
peuvent hésiter à se plaindre, en raison du risque de représailles. Un futur RFC décrira la politique de
l'IETF au sujet du harcèlement.
Malheureusement, ce RFC 7704 continue à décrire un
environnement sans harcèlement comme
« professional » comme si des actions aussi
graves que celles du GamerGate étaient juste un manque de
professionnalisme !
La section 3 du RFC s'occupe plutôt de propositions
constructives : comment faire pour que tout le monde se sente
bienvenu, de manière à augmenter la diversité ? Par exemple, le
RFC recommande aux anglophones (la langue de travail de l'IETF est
l'anglais) de parler lentement et
clairement, et d'éviter les idiosyncrasies locales, ou les
références culturelles trop locales (ah, ces allusions agaçantes à
des émissions télé US que les non-États-Uniens n'ont pas vu...)
Ainsi, la participation des non-anglophones pourra augmenter. Je
note personnellement que, lorsqu'une réunion de l'IETF se tient
aux États-Unis, les participants parlent bien plus vite et font
moins attention à la diversité linguistique.
On peut aussi :
- Encourager les timides à participer,
- Avoir une attitude chaleureuse envers les nouveaux,
- Ne pas laisser les plus expérimentés monopoliser la
parole.
Tout cela n'est pas facile car il faut aussi tenir compte des
exigences du travail : le but n'est pas juste d'être gentil mais
surtout de créer les nouvelles normes techniques. Un exemple où il
est difficile d'atteindre un bon équilibre est celui des réunions
physiques des groupes de travail. L'IETF privilégie normalement
l'efficacité : on saute directement dans le sujet, on ne passe pas
son temps à expliquer, de toute façon, tout le monde est censé
avoir travaillé avant, lisant les
drafts et les
discussions sur la liste de diffusion. Mais cette excellente façon
de faire peut décourager les nouveaux, qui n'ont pas compris tous
les tenants et aboutissants de la discussion.
Enfin, que faut-il faire contre les gens qui se comportent
d'une manière qui peut faire fuir certain·e·s (section 4 du RFC) ?
On peut les ignorer si ce n'est pas trop grave mais, au-delà d'un
certain niveau de perturbation, il faut faire appel aux autorités
(présidents du groupe de travail,
ombudsperson, et président de l'IETF si nécessaire.
Quelques ressources supplémentaires sur l'activité de l'IETF à ce
sujet :