La commission des lois de l'Assemblée
Nationale a voté le 13 janvier le
principe
de la création d'un « OS souverain ». Si cette initiative
ni réfléchie, ni étudiée, a, à juste titre, déclenché
l'hilarité de Twitter, c'est l'occasion d'expliquer ce que
cela veut dire et où ça mène.
L'idée est en effet ancienne, dans tous les endroits où se
promènent des Excellences et des gourous à ministres, on entend ce
projet, en général jamais explicité et jamais détaillé. Comme les
zombies dans les jeux vidéo, cette idée est
très difficile à tuer et renait tout le temps. C'est en bonne
partie parce qu'il n'y a aucun cahier des charges digne de ce
nom : juste un slogan creux.
Mais imaginons qu'on cherche un peu. Qu'est-ce que pourrait être
un OS souverain et pourquoi est-ce que ce serait une mauvaise idée ?
D'abord, questionnons un peu ce qu'on entend par « OS ». Le
terme de « système d'exploitation » (OS =
Operating System dans la langue d'Edgar Hoover) peut désigner
deux choses en français :
- Le logiciel qui parle directement au matériel et présente
ensuite aux applications une vue abstraite de ce matériel. C'est
ce sens qui est utilisé quand on dit
« Linux est un système
d'exploitation ».
- L'ensemble des logiciels livrés ensemble, avec le
noyau, les
bibliothèques, un certain nombre
d'applications de base, etc. C'est le sens de « système
d'exploitation » dans la phrase « Windows
est un système d'exploitation ».
Rappelez-vous, l'Assemblée a voté un projet sans définir ce
qu'elle entendait par là. On va donc supposer que c'est le
deuxième sens, celui d'un ensemble complet, permettant à des gens
ordinaires de commencer à travailler.
Si c'est bien le cas, c'est une tâche colossale et,
franchement, déraisonnable. Cela représente une quantité de
logiciels astronomique, que ne peut réaliser que de très
grosses entreprises comme Microsoft, ou
bien les myriades de développeurs du logiciel
libre. Le futur « Commissariat à la Souveraineté
Numérique » n'aura certainement pas les moyens de financer un tel
développement. Clamer « on va écrire un système d'exploitation »
est donc une vantardise ridicule.
Peut-être qu'il y aura simplement adaptation d'un système
d'exploitation existant ? Prendre un système qui existe, par
exemple en logiciel libre, modifier deux ou
trois choses et lui coller un drapeau tricolore sur l'écran de
démarrage ? Techniquement, c'est plus raisonnable. C'est ce qu'ont
fait des États soucieux de souveraineté comme la Corée
du Nord avec Red Star OS, ou
bien l'administration française avec CLIP
(non cité à l'Assemblée : la main droite de l'État ignore ce que
fait sa main gauche). Il existe plein de systèmes existants qui
pourraient servir de base pour éviter de réinventer la roue
(réinvention qu'adorent les députés, ainsi bien sûr que les
gagneurs de marchés publics habituels). On peut citer, entre autres :
- Replicant pour les
smartphones,
- OpenWrt pour les
boxes,
- Debian pour le poste de
travail,
- Etc
On ne peut plus alors dire « on va développer
un OS souverain » mais, est-ce que, sur le fond, le résultat ne
serait pas le même ?
Dans l'hypothèse où ce soit la stratégie suivie, quelles
modifications pourraient être apportées au système existant ?
C'est là que commencent les problèmes politiques : soucieux
d'unanimité, les députés n'ont pas expliqué ce point. Pas la
moindre plus petite ébauche de liste des fonctions souhaitées,
dans l'amendement voté à l'Assemblée. Essayons de faire le travail
des députés. Un tel système pourrait permettre :
- De ne pas envoyer toutes les données personnelles à
Google, contrairement à ce que fait
Android,
- De fournir des outils de
chiffrement solides et faciles à
utiliser, immédiatement disponibles,
- D'avoir des portes dérobées
permettant à l'État de lire nos communications,
- De mettre en œuvre dans le code les lois et règlements français,
par exemple en incorporant le filtrage imposé par les
ayant-trop-de-droits,
- De gérer proprement Unicode
partout, afin de pouvoir écrire correctement le français et les
langues de France (chose qui est difficile avec Windows).
Ce n'est qu'une liste partielle. Mes lecteurs ont certainement
plein d'autres idées intéressantes. Mais le point important de
cette liste est que, toute partielle qu'elle soit, elle est déjà
très contradictoire. C'est en effet le problème de fond avec la
souveraineté : il s'agit de la souveraineté de qui ? Du citoyen
qui veut se protéger ? De l'État qui veut tout voir et tout
entendre ? Le futur système d'exploitation souverain offrira-t-il
du chiffrement solide de bout en bout ou
bien facilitera-t-il la surveillance des utilisateurs ? Ça, c'est
une vraie question politique, et c'est normalement le travail des
députés. Qu'ils ne l'aient pas discuté dans leur amendement
illustre bien leur manque de sérieux.
D'autant plus qu'écrire un tel « OS souverain » n'est pas
tout. Encore faut-il que les gens l'utilisent. En Corée du Nord,
citée plus haut, pas de problème, il suffit qu'on leur demande
gentiment et tous les citoyens le font. Mais en France ? Il
faudrait convaincre les citoyens et cela sera difficile si on leur
dit juste « c'est un fantasme de Pierre Bellanger,
installez-le, ça lui fera plaisir. » Après tout, il n'y a aucune
demande des utilisateurs.
Les députés eux-mêmes seront sans doute les plus réticents :
ils crient bien fort à la tribune qu'ils veulent de la
souveraineté numérique, mais les rares parmi eux qui répondent aux
courriers électroniques le font depuis une
adresse Yahoo ou
Gmail. Jamais ils ne se dégooglisent, mais
ils voudraient dégoogliser les autres.
Une administration particulièrement difficile à convaincre sera
l'Éducation Nationale : comme elle a signé un accord scandaleux
avec Microsoft, elle n'utilisera sans doute pas l'« OS
souverain » (sur lequel il y a peu de chances que Microsoft porte
ses applications...).
Enfin, il faut noter que l'expérience ne sert à rien : après
les sommes faramineuses englouties dans l'escroquerie nommée
« cloud
souverain » (alors qu'il existait déjà plusieurs
acteurs français du cloud), on pourrait s'attendre à d'avantage de
précautions de la part de l'État, et à une analyse du passé, avant
de prétendre influencer l'avenir... Sans compter l'expérience
récente de Louvois, qui laisse des doutes
sur la capacité de l'État français à gérer des grands projets informatiques.
Que va donner le projet actuel ? Verrons-nous naître le
« Commissariat à la Souveraineté Numérique » ? Réalisera-t-il le
fameux « OS souverain » ? Je vois cinq scénarios possibles :
- Tout cela sera oublié dans un mois. C'est juste un de ces
votes habituels des politiques, pour faire un peu de buzz, sans
suite dans les idées.
- Il y aura bien un début de réalisation mais cela n'ira pas
très loin, peut-être juste la production d'une image
Fedora avec un logo différent (genre
coq).
- Selon un mécanisme plus proche de celui du projet
« cloud souverain », beaucoup d'argent
public sera dépensé, les habituelles sociétés gagnantes des
marchés publics seront sélectionnées, elles remueront beaucoup
d'air et, dans dix ans, il faudra constater l'échec du
projet. (Mais on continuera à faire des discours, comme si rien
n'était arrivé.)
- Un « OS souverain » sera bien développé, il intégrera
portes dérobées, marquage des fichiers,
DRM, et son utilisation sera rendue
obligatoire par la loi, en utilisant l'émotion créée par le
dernier attentat terroriste en date.
- Le Commissariat à la Souveraineté Numérique, convaincu par
l'April et
Framasoft, dégage de l'argent et des
ressources humaines pour aider
au développement de projets existants entièrement libres, comme
Debian ou
Replicant, systèmes qui permettent la
souveraineté de l'utilisateur.
Le scénario 5 semble le moins probable, le 4 serait le pire, il en
ferait même souhaiter que ce soit le scénario 3 qui soit
réalisé : mieux vaut le gaspillage que la dictature.
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