La question du harcèlement dans le cadre
des activités professionnelles (ou autres, d'ailleurs) est maintenant largement reconnue
comme cruciale et toute organisation doit se demander « que
dois-je faire ? » L'IETF décrit dans ce
RFC ses procédures à ce sujet, avec
notamment le rôle de l'ombudsteam, l'équipe de justice privée qui
doit traiter les cas de harcèlement signalés.
Tout groupe humain est évidemment confronté au problème des
comportements négatifs, les trolls, par
exemple. L'IETF a eu sa dose, bien que mon
impression soit que le problème est nettement moins grave que dans
certains groupes, comme chez certains
gamers. Mais c'est
difficile à dire, c'est un domaine où on n'a pas facilement des
statistiques précises. L'IETF a donc son « guide des bonnes
manières » (RFC 7154), et les documents de
cuisine procédurale interne (RFC 2418 et
RFC 3934) prévoient la gestion des cas les
plus sérieux. Ces documents se focalisent sur les comportements
négatifs qui impactent directement le travail de l'IETF, et le
mettent en péril (par exemple, un troll qui
assomme le groupe de travail de longs messages répétés en quantité
et n'apportant pas de contenu). Mais il y a aussi, et c'est le sujet
de ce nouveau RFC, des pratiques négatives qui ne gênent pas
directement l'IETF mais peuvent pourrir la vie des participant·e·s
qui en sont victimes, par exemple du harcèlement
sexuel lors d'une réunion physique. Ces pratiques sont
évidemment interdites (déclaration
de l'IESG) mais il restait à préciser quoi faire en cas de
violation de cette règle.
Il faut noter (et c'est oublié dans la plupart des ces guides
de bonnes manières d'origine états-unienne qui fleurissent dans
beaucoup de conférences informatiques) que le harcèlement est déjà
interdit par la loi dans la plupart des pays où l'IETF tient ses
réunions. Comme le note le RFC, les règles de l'IETF ne remplacent
pas la loi. Nul besoin d'une déclaration de l'IESG pour interdire,
par exemple, les insultes racistes ou le harcèlement sexuel à une
réunion IETF. C'est pour cela que la plupart de ces codes
of conduct sont inutiles. Celui
de l'IETF est très orienté par ses origines états-uniennes,
mêlant la demande d'un comportement « professionnel » (comme si le
harcèlement n'était fait que par des amateurs) et le puritanisme
(« sexual imagery in public presentations »,
sachant qu'aux États-Unis, la vue d'un torse nu est déjà de la
sexual imagery).
La déclaration
de l'IESG citée plus haut donne une définition du
harcèlement, définition forcément très large (il y a hélas bien des
formes de harcèlement, et bien des raisons pour lesquelles un·e
participant·e à l'IETF peut être pris·e pour cible). Le problème
est-il fréquent à l'IETF ? Je n'ai jamais entendu parler d'un cas
précis (contrairement aux cas documentés qui sont arrivés à
DEFCON), mais, évidemment, toutes les victimes ne se signalent pas
publiquement et le harcèlement est donc très difficile à mesurer scientifiquement.
En première ligne dans ce RFC est
l'ombudsteam. Je n'ai pas essayé de traduire ce
terme, d'origine suédoise (ombudsman, devenu
en anglais
ombudsperson pour éviter d'exclure les femmes,
puis ombusteam pour marquer son caractère
collectif). Disons que c'est une équipe chargée de gérer les cas
d'accusation de harcèlement, et c'est la principale ligne de
défense de l'IETF dans ces cas.
L'ombudsteam est composé d'au moins trois personnes. Elles sont
désignées - pour deux ans, renouvelable - par le président de l'IETF (actuellement Jari Arkko),
éventuellement après consultations. Il est recommandé de suivre
une certaine diversité (éviter un ombudsteam qui serait uniquement
composé d'hommes blancs d'âge mûr et issus des classes dominantes,
comme l'est l'auteur de ces lignes...) et de faire en sorte qu'au
moins un des membres soit un participant actif à l'IETF. Il n'est
donc pas nécessaire, ni même souhaitable, que l'ombudsteam soit
sélectionné uniquement en interne. L'idéal, demande le RFC, est
que l'ombudsteam rassemble des compétences variées, par exemple des gens
qui connaissent très bien l'IETF, des gens qui sont des experts en
médiation et en gestion de conflits, etc.
Les membres de l'ombudsteam ne sont pas payés pour leur activité. (À
mon humble avis, cela est en contradiction avec l'objectif d'avoir
de la diversité : s'ils ne sont pas payés, on n'aura que des gens
favorisés socialement.)
Si quelqu'un n'est pas content de la désignation de telle ou
telle personne, il peut en appeler à l'IESG
(section 6.5.4 du RFC 2026).
L'ombudsteam dispose d'une page Web
officielle. La liste des membres du ombudsteam a été publiée deux
semaines après le RFC.
Une fois l'ombudsteam constitué, que se passe-t-il en cas de plainte
(section 4) ? La victime, ou un témoin du harcèlement, contacte l'ombudsteam, en présentiel ou bien par
courrier (ombuds@ietf.org
). Tout
participant·e à l'IETF peut contacter l'ombudsteam, soit pour une
plainte formelle, soit pour solliciter un avis.
Les pratiques de l'ombudsteam seront en grande partie définies par
l'ombudsteam, qui est supposé en discuter avec l'IESG puis publier ses
principes de fonctionnement. Au minimum, le RFC demande à l'ombudsteam
que :
- Les membres de l'ombudsteam soient présents aux réunions physiques de l'IETF, pour
permettre des prises de contact
AFK.
- L'ombudsteam travaille dans la plus stricte confidentialité. Il
s'agit de protéger aussi bien le ou la signaleur d'un
harcèlement (qui peut hésiter à se plaindre, par exemple par
crainte de représailles) que celui ou celle qui en est accusé,
peut-être à tort (la section 8 revient en détail sur cette
exigence de confidentialité). C'est une exception à la règle habituelle de
l'IETF comme quoi tout doit se dérouler en public (une autre
exception est le NomCom, cf. RFC 7437).
- L'ombudsteam ne doit évidemment prendre aucune décision sans
avoir entendu les deux parties - pas seulement celle qui signale
le harcèlement.
- Si les accusations s'avèrent infondées, aucune sanction ne
doit être prise contre celui ou celle qui a signalé à tort, mais
de bonne foi.
Autrement, les problèmes ne seraient jamais remontés.
- L'ombudsteam doit garder des traces écrites de toute son
activité, ce qui n'est pas techniquement trivial, vues les
exigences de confidentialité.
Bon, donc, des gens signalent des problèmes à l'ombudsteam, l'ombudsteam
investigue, se réunit, discute et à la fin, il peut décider quoi ?
La section 5 décrit les solutions disponibles pour l'ombudsteam :
- Dans certains cas, les processus existants avant ce RFC
peuvent être utilisés (voir par exemple les RFC 2418 et
RFC 3934).
- Dans les autres cas, l'ombudsteam doit chercher si une médiation
entre les parties
est possible, débouchant sur un accord qui empêchera la
répétition des faits.
- Dans les cas les plus graves, l'ombudsteam peut décider de
sanctions, comme l'exclusion de tout ou partie des activités de
l'IETF. Par exemple, le participant convaincu de harcèlement
peut être banni d'une réunion et/ou des futures réunions.
Ces sanctions les plus sérieuses peuvent provoquer des problèmes
délicats si le harceleur occupait une position de responsabilité à
l'IETF. Bien sûr, ces personnes en position de responsabilité
(président d'un groupe de travail, par exemple) n'ont pas
d'immunité. Mais il ne faut pas non plus que l'
ombudsteam puisse
empêcher, de facto, un responsable de tenir son rôle. Une
possibilité est, dans ce cas, que l'
ombudsteam fasse jouer les
procédures de révocation normales de l'IETF (RFC 7437, notamment la section 7). Dans le cas d'un poste
qui passe par le NomCom (
Nominating Commitee), l'
ombudsteam demande alors le
lancement de la procédure de révocation, et n'a pas besoin pour
cela d'une pétition de 20 participants (RFC 7437, section 7.1). Dans le cas de poste pourvus par
l'ISOC, l'IAB ou un
autre organisme, l'
ombudsteam peut demander à cet organisme la
révocation du harceleur. Idem si le poste a été pourvu via un
directeur de zone (AD,
Area Director) ou un
président de groupe de travail.
On le voit, l'ombudsteam dispose d'un large pouvoir, sans contrôle
(en raison de l'obligation de confidentialité) et la section 5.1
du RFC dit bien que les organismes à qui l'ombudsteam demande une
révocation doivent, sauf raison très sérieuse, donner suite à
cette demande. Mais que se passe-t-il si quelqu'un est en
désaccord avec l'ombudsteam ? La section 6 traite ce problème.
Après discussion avec l'ombudsteam la question doit être remontée au
président de l'IETF. Si celui-ci préfère ne pas être impliqué
(voir par exemple la section 7, sur les conflits d'intérêt), il
peut demander à l'IESG de désigner un de ses membres pour jouer
son rôle (les protocoles réseaux, c'est compliqué, mais la
bureaucratie interne de l'IETF, c'est pire). Si la discussion
entre le président et l'ombudsteam ne débouche pas sur une solution, un
mécanisme formel d'appel est prévu. Le groupe qui étudiera l'appel
est composé du président de l'IETF et de deux membres de l'IESG
qu'il·elle a choisi. Ce groupe peut évaluer la question sur le
fond. S'il y a un problème de forme, il existe un dernier
mécanisme d'appel auprès de l'ISOC.
Le RFC se termine par une jolie citation d'Aung San Suu
Kyi : « Human beings the world over need freedom and security that they may
be able to realize their full potential. »