On ne peut plus se plaindre que l'irruption du numérique dans
toutes les activités humaines se fasse sans réflexion politique ou
juridique. Voici encore un nouvel ouvrage sur la question, écrit
par un juriste qui connait bien ce domaine depuis des années. Il
tourne autour d'une question « est-ce que cette irruption du numérique va se
faire au détriment du droit ? ».
Olivier Iteanu se penche sur quatre grandes questions
politico-juridiques : la liberté
d'expression, la vie privée, le
droit d'auteur et la
gouvernance
de l'Internet. Sa thèse principale est que, oui, le
numérique menace l'État de droit (au
passage, il y a une différence entre « État de droit » et « état
de droit » et Iteanu met bien la majuscule). En gros, les
GAFA tentent d'imposer leurs lois (les
fameuses CGU que personne ne lit, et qui
sont souvent illégales, par exemple en obligeant d'aller traiter
les litiges en Californie). Et cela se fait
au détriment des lois nationales des pays vassaux.
La thèse est étayée par de nombreux exemples, les argumentaires
des GAFA (« mais vous pouvez toujours changer les paramètres de vie
privée, si vous ne voulez pas que vos données soient diffusées »)
bien réfutés. Je ne vais pas
en discuter ici, je ne cherche pas à défendre
Google :-) Mais le problème est qu'Iteanu
semble considérer qu'il n'y a menace pour les citoyens que
lorsqu'elle vient d'un GAFA états-unien. Ainsi, la section sur la
liberté d'expression oppose « liberté d'expression » et
« freedom of speech » (en anglais dans le
texte, pour bien montrer que c'est un concept étranger). L'idée
est que le « freedom of speech » est absolu (et
permet donc des discours racistes, par exemple), alors que la
liberté d'expression est bornée par la loi. D'abord, cette opposition
États-Unis-premier-amendement-freedom-of-speech-totale
vs. France-pays-de-raison-et-de-mesure est largement
fausse. Le premier amendement ne
crée pas une liberté d'expression totale. Il dit juste que l'État
ne doit pas la limiter. Cela laisse les entreprises privées ou des
groupes de citoyens libres de limiter la liberté tant qu'ils
veulent (cf. les censures de Facebook, par
exemple). Mais, surtout, tout le chapitre sur la liberté d'expression fait comme
si le seul problème lié à la liberté d'expression était l'abus que
certains en font, pour de la propagande nazie, par exemple. Les
menaces contre la
liberté d'expression ne sont pas mentionnées. Et l'état
d'urgence en France n'est jamais cité.
La tonalité « souverainiste » du livre
est d'ailleurs assez agaçante. Les seuls reproches faits aux
institutions françaises ou européennes sont de trop céder aux
pressions états-uniennes. À lire ce livre, on a un peu l'impression que
les États en Europe et notamment en France ne font jamais rien de
dangereux ou de négatif, et que la seule question politique est de
résister aux empiètements des GAFA et du gouvernement de
Washington. L'auteur fait remarquer à juste
titre que le passage du règne de la loi à celui de
CGU dictées par une entreprise capilatiste
n'est pas un progrès, mais cette dénonciation serait plus
convaincante si elle était accompagnée d'une critique de la loi
(qui est présentée comme l'expression indiscutable de la volonté du peuple).
Sur la vie privée (opposée à la « privacy » anglo-saxonne), Iteanu pointe à juste titre le danger de la
surveillance massive que fait le gouvernement états-unien,
notamment via la NSA, et le fait que le défunt
Safe Harbor soit « un chiffon de papier ». Mais il ne mentionne
qu'en passant, et sans critiques, les contributions françaises à la surveillance, comme la
loi Renseignement.
Sur le droit d'auteur, Iteanu reprend la théorie comme quoi il
y aurait une différence de philosophie entre « droit d'auteur » et
« copyright » anglo-saxon, et que cette
différence aurait des conséquences pratiques (ce qui n'est pas vraiment le cas). Par
contre, il est cette fois bien plus critique pour le système
français, pointant l'inefficacité et l'injustice du système
répressif que symbolise en France la HADOPI.
Enfin, la partie sur la gouvernance de l'Internet critique
logiquement l'ICANN (le livre a été écrit
avant le léger changement des relations entre l'ICANN
et le gouvernement états-unien le 1er octobre 2016, mais cela a peu
d'importance). L'ICANN est une cible facile (et justifiée) mais il
est dommage que l'ONU soit citée comme
alternative crédible, sans l'once d'une critique. Iteanu cite entre
autres des gens dont la crédibilité est très faible, comme
Bellanger qui, dans un article
fumeux, accusait Google de détournements imaginaires.
(Les techniciens pinailleurs comme moi seront surpris du
tableau présentant les serveurs racine, et
plus précisément de sa dernière colonne, « suffixe du nom de
domaine », qui place la NASA dans un
curieux .usg
, ne met pas l'armée
états-unienne sous
.mil
, et voit le
RIPE-NCC en
.int
. De toute façon,
aujourd'hui, tous les serveurs racine sont nommés sous
.net
.)
En résumé, l'analyse des GAFA, de leur attitude, des menaces
qu'ils représentent pour la vie privée ou pour la souveraineté
nationale, est très bonne et résume bien le problème. Mais
l'« oubli » complet des menaces venant d'autres acteurs, comme
l'État français ou comme les entreprises françaises, diminue
sérieusement l'intérêt du livre. Olivier Iteanu connait bien son
sujet (et évite donc de parler des pires énormités souverainistes
comme le cloud souverain ou l'OS souverain) mais, hélas, il se
laisse trop emporter par un point de vue national.
Tiens, ça me donne envie de parler en anglais. Full
disclosure : j'ai reçu un exemplaire gratuit de ce
livre.