Dans un article
publié dans Science, un groupe de chercheurs annonce avoir
réussi à transporter des photons
intriqués sur plus de mille
kilomètres. Mais ce n'est pas cette avancée scientifique
intéressante que je veux commenter, mais les grossières
exagérations avec lesquelles elle a été annoncée, notamment la
promesse ridicule que la communication quantique allait donner un
Internet plus sûr, voire un « Internet
inviolable » (comme dit dans l'article
sensationaliste de l'Express).
L'article en question promet en effet, outre l'Internet
inviolable, de la téléportation, des « ordinateurs dotés d'une
puissance de calcul sans commune mesure avec les plus puissantes
machines actuelles » et même « un Internet basé à l'avenir sur les
principes de la physique quantique ». Revenons au monde
réel. L'article
originel est bien plus modeste. (Au passage, il n'est pas
disponible en ligne, car où irait-on si tout le monde pouvait
accéder facilement aux résultats scientifiques ? Heureusement, on
le trouve sur Sci-Hub, qu'on ne remerciera
jamais assez.) Les auteurs ont réussi à transmettre des photons
intriqués sur une distance plus grande que
ce qui avait été fait avant. Beau résultat (l'opération est très
complexe, et est bien décrite dans leur article) mais en quoi
est-ce que ça nous donne un Internet inviolable ? L'idée est que
la communication quantique est à l'abri de l'écoute par un tiers,
car toute lecture, même purement passive, casserait l'intrication
et serait facilement détectée. Sa sécurité est donc physique et
non plus algorithmique. La NSA
serait donc réduite au chômage ? C'est en tout cas ce que promet
l'Express…
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles cette promesse est
absurde. La plupart de ces raisons découlent d'un fait simple que
le journaliste oublie complètement dans son article : la
communication de point à point n'est qu'une partie du système
technique complexe qui permet à Alice et
Bob de s'envoyer des messages de manière sécurisée. Si on ne considère pas
la totalité de ce système, on va se planter. D'abord, citons
« l'argument de Schneier », écrit il
y a plus de huit ans et toujours ignoré par les vendeurs de
solutions quantiques : la communication quantique ne sert à rien,
pas parce qu'elle ne marche pas (au contraire, les progrès sont
importants) mais parce qu'elle sécurise ce qui était déjà le
maillon le plus fort du système. Quant on veut surveiller les
gens, la plupart du temps, on ne va pas casser la
cryptographie qui les protège. On va faire
plus simple : exploiter une faille du protocole de communication,
ou une bogue du logiciel qui le met en œuvre, ou tout simplement
récupérer l'information à une des deux extrêmités (il ne sert à
rien de faire de la communication quantique avec
Google si Google fournit toutes vos données à la
NSA). Avant de remplacer la cryptographie
classique, il faudrait déjà sécuriser tous ces points. Autrement,
le surveillant et l'espion, qui sont des gens rationnels,
continueront à attaquer là où la défense est faible. Déployer de
la communication quantique, c'est comme utiliser un camion blindé
pour transmettre de l'argent entre deux entrepôts dont les portes
ne ferment pas à clé. (C'est d'autant plus important que la
communication quantique n'est pas de bout en bout : elle n'arrive
pas jusqu'aux PC d'Alice et Bob.)
Et ce n'est pas la seule faiblesse de la communication
quantique. La plus importante, à mon avis, est qu'elle
n'authentifie
pas. Vos messages ne peuvent pas être
interceptés mais vous ne pouvez pas être sûr de savoir à qui vous
parlez. Vous avez une communication sécurisée avec… quelqu'un,
c'est tout. Cela rend la communication quantique très vulnérable à
l'attaque de l'Homme du Milieu. Il existe
bien sûr des remèdes contre cette attaque, mais tous dépendent de
la cryptographie classique, avec ses faiblesses.
En parlant de cryptographie classique, notons aussi que la
communication quantique est limitée à la distribution
de clés. Vous avez toujours besoin d'un algorithme
classique (comme AES) pour
chiffrer.
Autre limite de la communication quantique : elle
protège le canal, pas les
données. Une fois les données « au repos » (sur
les disques durs des ordinateurs d'Alice et Bob), elles sont aussi
vulnérables qu'avant. Un piratage avec fuite de données (comme
Ashley
Madison, Yahoo, Sony…) se ferait aussi bien
avec communication quantique que sans.
Qu'y avait-il encore comme promesses dénuées de sens dans
l'article de l'Express ? Ah, oui, « des ordinateurs dotés d'une
puissance de calcul sans commune mesure avec les plus puissantes
machines actuelles ». Ici, il semble que l'auteur ait confondu la
communication quantique avec le calcul
quantique, qui n'a rien à voir. Et quant à la
téléportation, elle relève plus de la science-fiction :
l'expérience décrite dans Science n'a rien à voir avec de la
téléportation, même limitée.
Voilà, comme d'habitude, on a une avancée scientifique réelle,
décrite dans un article sérieux mais que personne ne lira,
sur-vendue dans un dossier de presse aguicheur, lui-même repris
sans critique et sans vérification dans de nombreux médias.
Vu l'information reçue par les citoyens ordinaires, il n'est pas
étonnant que la sécurité informatique soit actuellement si mauvaise.