Dans le débat public au sujet de l'Internet et du
Web, il y a beaucoup de
concepts qui sont discutés comme s'ils étaient nouveaux alors qu'ils
ont en fait des racines anciennes (gouvernance,
bulle de filtre, authenticité, participation d'amateurs…). Cet
ouvrage collectif (en anglais) réunit plusieurs contributions
qui analysent l'histoire d'un concept et ses origines, souvent bien
antérieures au monde numérique.
Le livre a impliqué de nombreuses contributrices et de nombreux
contributeurs (celles et ceux cité·es au début de cet article sont
« juste » les coordinateurices). Chacun·e s'est attaqué à un concept
particulier, montrant son historicité. Mon exemple favori a toujours
été les soi-disant fake
news, présentées comme une nouveauté du Web alors que le mensonge est
aussi ancien que la communication. (Mais, en mettant le terme en
anglais, on peut faire croire que c'est quelque chose de nouveau.)
La version papier du livre est coûteuse mais il est sous une licence
Creative Commons et peut
être téléchargé.
Bien sûr, en insistant sur l'ancienneté d'un concept, et des
débats qui l'ont toujours accompagné, il ne s'agit pas de dire que
rien n'est nouveau, que tout existait déjà dans l'Antiquité. Mais
juste de rappeler que la pression médiatico-commerciale a tendance à
gommer le passé et à mettre en avant tous les mois un truc présenté comme
nouveau.
Le livre commence logiquement par le concept de réseau, qui
existait avant les réseaux informatiques, comme le réseau routier de
l'empire romain (en étoile, « tous les chemins mènent à Rome », ce
qui matérialisait la position dominante de la capitale), ou, plus
récemment, le réseau télégraphique. Ces anciens réseaux ont déjà
fait l'objet d'innombrables études et réflexions, rappelées par
Massimo Rospocher et Gabriele Balbi. Certaines de ces études et réflexions
s'appliquent toujours à l'ère de l'Internet. Le concept de
multimédia fait l'objet d'un passionnant article de Katie Day Good,
qui évoque les espoirs qu'avaient fait naitre les nouveaux médias,
par exemple dans le domaine de l'éducation. Les commerciaux des
entreprises liées à la radio annonçaient sans rire que radio et
autres médias nouveaux à l'époque allaient révolutionner
l'enseignement. On retrouve dans les textes de la première moitié du
XXe siècle bien des illusions technosolutionnistes d'aujourd'hui. Toujours dans la
technique,
l'intelligence artificielle est bien sûr à l'honneur, tant le concept est
ancien mais ressort régulièrement comme solution miracle à tous les
problèmes (article de Paolo Bory, Simone Natale et Dominique
Trudel).
Après la technique, la politique. « Gouvernance » est également
un concept présenté comme nouveau alors que la politique (arriver à
prendre des décisions quand tout le monde n'a pas les mêmes intérêts
et les mêmes opinions) est étudiée depuis pas mal de siècles. Comme
le rappellent Francesca Musiani et Valérie Schafer, la politique sur
l'Internet a des particularités nouvelles, mais les questions
politiques liées à l'émergence d'un nouveau réseau ne sont pas,
elles, une nouveauté. On se posait des questions de gouvernance bien
avant l'Internet, par exemple avec le télégraphe. De même, l'usage
de données pour gouverner (la « dataification »),
analysée par Eric Koenen, Christian Schwarzenegger et Juraj Kittler,
remonte à longtemps, par exemple aux efforts de Jean-Baptiste
Colbert en France pour que tout ce qui se passe en France lui soit
transmis. On fichait déjà tout, avant que l'arrivée des ordinateurs
n'accélère considérablement la quantité de données récoltées, et on
en espérait déjà, avant qu'on parle de big data
un gouvernement plus efficace. Évidemment, le concept de
fake news a droit à son article, et Monika Hanley
et Allen Munoriyarwa font un intéressant historique de l'histoire de
la tromperie et de la propagande mensongère, remontant au second
triumvirat de Rome, en 43 avant l'ère commune, et passant par le
XIXe siècle, où l'extension de la littératie et la diffusion massive
des journaux allait pouvoir faire décoller cette activité (un fait
que les médias d'aujourd'hui oublient quand ils critiquent les
fake news diffusées sur le Web). Même regard
critique de Maria Löblich et Niklas Venema sur les « bulles de
filtre », qui ne sont pas apparues avec les « algorithmes » des
réseaux sociaux.
Une autre section traite des utilisateurs et de leurs
pratiques. Jérôme Bourdon traite le cas de la présence et de la
distance. Quand on communique « en présentiel » et pas par courrier
électronique, est-ce qu'on communique « en vrai » ? Des gens avec
qui on n'interagit qu'en ligne sont-ils de « vrais » ami·es ? Et,
pour prendre un exemple récent, une réunion en ligne est-elle une
vraie réunion ? Cicéron et Madame de Sévigné sont cités pour leurs
réflexions à ce sujet, montrant qu'à chaque époque, des gens
s'inquiétaient de savoir ce qu'était la présence. Dans son article
sur la solitude, Edward Brennan poursuit le même genre de
réflexions, ce qui permet de relativiser certaines inquiétudes sur
« l'adolescent dans sa chambre qui n'interagit qu'en ligne ». Autre
phénomène social étudié, les fans et leurs pratiques (j'en profite
pour vous recommander le livre de Mélanie
Bourdaa sur ce sujet des fans). Eleonora Benecchi et Erika
Ningxin Wang décrivent le phénomène du
fandom. Par contre, il est curieux qu'elles
commencent par brandir des étiquettes raciales et prétendent avoir
une approche « décoloniale » quand les seuls exemples
non-« occidentaux » cités sont ceux de pays qui n'ont pas été
colonisés (Chine et Japon). Et puis commencer par dire que la Chine
est différente de l'Occident pour donner ensuite comme exemple que
les fans, en Chine, ont une relation affective avec le personnage de
fiction qu'ils aiment… Comme si ce n'était pas le cas de tous les
fans… C'est l'avantage et l'inconvénient des ouvrages collectifs,
il n'y a pas d'unité. Mais la quasi-totalité des articles sont
excellents (je ne les ai pas tous cités ici).
Ce livre est écrit par des universitaires pour un public déterminé
à s'accrocher un peu. Mais cela vaut la peine, j'y ai appris
beaucoup de choses et j'ai bien perçu la profondeur de ces
questions, qui agitent l'humanité depuis longtemps.