- Juillet 2016 -
Peut-on sacrifier un individu pour une cause ? C'est ce que, si j'en crois mes
cours en terminale, on considère comme une question philosophique. Il y a une
vraie interrogation, susceptible d'interprétations, et qui n'est clairement pas
une question technique (parce que bon, techniquement, on peut, hein).
Avec un réflexe d'informaticien, on commence par analyser aux extrêmes. Le
premier extrême c'est de savoir s'il est raisonnable de sacrifier un être vil,
affreux, pour sauver tous les Hommes et offrir le bonheur sur terre. Ou, si on
commence par le point Godwin, si on est certain qu'en exécutant Hitler en 1932
on empêche guerre et génocide, faut-il le faire ? Tout le monde sera
raisonnablement d'avis que oui. L'autre extrême c'est de savoir s'il est
raisonnable de sacrifier un être pur et innocent (mettons, un bébé chat tout
mignon) pour une cause risible (genre économiser 3 centimes sur un seul
carambar). Tout le monde sera facilement d'avis que non.
C'est probablement une question qui a été traitée, depuis l'antiquité, par bien
des gens plus savants que moi.
Avertissement au lecteur
Version courte : ce n'est pas de toi que je parle, quand je dis que des gens
font des choses sales, regarde, je ne donne pas de nom.
Version longue : quoi que je dise, tu le prendras mal. Je refuse de balancer
les noms des gens, des associations, les faits dont je me souviens sur plus de
20 ans. Certains des faits étaient vraiment dégueulassement crades. D'autres
étaient franchement anodins, sur la mauvaise pente, du mauvais côté du manche,
mais anodins. Et pour te dédouaner toi, il faudrait que j'allonge les noms de
tout le monde, pour que tu regardes sur quoi, quand, j'émets quel avis. Et je ne
veux pas faire ça.
Pour conserver ton estime de toi, tu devras alors considérer que tu as fait ce
que tu pouvais, quand tu pouvais, avec les moyens du bord. Tu repenseras aux
dix, cent, mille fois où tu as fait le bon choix, et que je suis bien sévère de
me souvenir de cette fois-là où tu as merdé sur un truc. Tu penseras peut-être
qu'en effet, tu as pu avoir certains travers, mais qu'on ne t'y reprendra plus.
Ou, plus simple, tu considéreras que du haut de mon arrogance habituelle je me
permet de juger mes semblables en les considérant mes inférieurs. Chacun son
mécanisme de défense.
Si tu penses que je te juge mal, si tu crois reconnaître ce dont je parle dans
un passage ou l'autre de ce billet de blog, viens m'en parler, à moi. Tu verras
bien si c'est de toi que je parle. Tu verras bien ce que j'en garde comme idée.
Et si tu crois que tu reconnais un cas dont je parle, sans que ce soit toi, tu
te trompes. J'ai plus de 20 ans d'associations dans les jambes. Chaque idée
présentée ici agrège (c'est exprès) des bouts d'expériences diverses, pour
essayer d'en tirer une généralité à deux sous. Tu crois que je parle de Robert
la fois où il a fait le truc là avec Henri et le virus d'Internet qu'il a mis
dans l'imprimante ? Oui, probablement, mais peut être pas, ou pas seulement.
Au quotidien
On croise la question de savoir si on peut sacrifier un individu pour une cause
de manière relativement régulière dans les engagements associatifs. Ou sous une
forme voisine, de savoir s'il est utile/acceptable de permettre la souffrance
de certains individus parce que cela permet d'atteindre un objectif jugé utile
pour la cause défendue par l'association, ou bien pour protéger le groupe
lui-même, assurer son bon fonctionnement, et donc au second degré défendre la
cause.
Et c'est bien entendu en dehors des cas caricaturaux que j'évoque en intro, et
qui n'existent pas, que la question se pose parfois dans la vie de tous les
jours. Souvent, la bien-pensance standard est de dire que non, houlalala,
jamais on ne permettrait de sacrifier un individu pour une cause. Mais c'est
une pétition de principe, rarement réfléchie.
J'ai en tête deux forme de contre exemple assez nets. Le premier est le fait
d'user les bénévoles, et l'autre est la pensée de groupe.
User les bénévoles
C'est rarement érigé en dogme, mais j'ai connu pas mal d'associations où, parce
qu'il faut bien tenir les délais impossibles, parce qu'il faut bien que le
spectacle commence à l'heure, parce qu'il faut bien telle ou telle contrainte
externe, on en vient à pousser trop loin des bénévoles (ou des salariés), à
brûler ses vaisseaux pour espérer atteindre l'objectif. Le plus souvent, de ce
que j'ai connu, la contrainte externe sert à se donner bonne conscience, à se
dire qu'on n'est pas le méchant exploiteur, parce que, c'est pas moi,
voyez-vous, c'est la contrainte.
Il est très rare que ce soit une approche réfléchie, je n'ai croisé ça qu'une
seule fois, et encore pas vraiment, la réflexion étant postérieure aux faits,
donc plutôt une tentative de rationaliser. Mais c'est souvent considéré comme
inévitable d'avoir des gens engagés, volontaires, entourés, et qui explosent
en burn-out, ou dans la version la plus douce en crise de larmes ou en crise
d'angoisse.
Supposer que c'est inévitable, ou que c'est acceptable, voire en faire un
système, c'est supposer qu'on peut sacrifier des individus pour une cause.
La pensée de groupe
C'est l'autre travers qu'on croise régulièrement.
Soit sous la forme que raconte wikipedia, directe, où le groupe crée un faux
consensus, que plusieurs (tous, parfois) membres du groupe jugent mauvais, et
auraient refusés chacun individuellement. L'exemple type, c'est le groupe qui
va faire des conneries, alors que chaque individu ne l'aurait pas envisagé
seul. Fabien cite un cas assez flagrant dans son billet Viens, on leur jette des trucs.
Soit sous une forme à peine différente, la pression du groupe, qui crée une
norme sociale (tous les groupes font ça), et l'impose avec plus ou moins de
fermeté à tous ses membres. C'est le regard noir si tu es le seul du groupe à
faire remarquer que toi, tu vas aller dormir parce que tu ne veux pas mourir
tout de suite. C'est le regard noir quand tu es le seul à dire que si on bosse
alors tu ne touches pas à la bière. C'est le regard noir quand tu sors un bout
de fromage de ton frigo, alors que ton chez-toi est envahi de potes vegans.
C'est le fait de railler ce qu'on considère comme les travers des autres, sans
envisager que peut-être certains dans le groupe sont concernés et vont
simplement baisser la tête.
Soit sous une troisième forme, qui revient à dire qu'on va casser, ou chasser,
ou endommager un individu, parce qu'on espère que ça préservera le groupe. Je
l'ai vu faire, brutalement, frontalement. C'est peut-être parfois nécessaire,
parce qu'une équipe ne peut pas avancer avec un élément trop perturbateur en
son sein. Mais je l'ai vu faire aussi dans des cas pas nets, pas francs, de
manière très peu affichée.
Le plus souvent, pour les membres du groupe, ces éléments ne sont pas ressentis
comme désagréables. On est tout à railler une cible commune[1], à moquer un
travers qu'aucun d'entre nous ne saurait avoir, on fait corps, on fait groupe,
on crée un esprit de groupe, heureux de partager. L'image qui vient en tête est
le groupe à l'humour gras, genre chasseurs en goguette, qui va railler les
faibles, les femmes, les tarlouzes, etc. Mais la forme exacte ne dépend que du
groupe. S'il porte sa bienveillance en étendard, la cible de la raillerie sera
plus fine, différente. On va moquer l'utilisateur quand on est adminsys. On va
moquer le not-all-men quand on est féministe. On va moquer la manif pour tous
quand on est LGBT. On va moquer le nerd quand on a une vie sociale. La liste
est infinie.
L'amour de son prochain
Et toujours, quand on croise ces phénomènes que j'associe à la pensée de
groupe, on retrouve des constantes. Une bienveillance affichée, souriante, mais
un comportement de loup derrière, pas assumé. Quelque part, très catholique de
culture : tu ne fais pas ce que le groupe considère comme étant le Bien, alors
pour ton bien, pour le salut de ton âme, on va t'aider avec bonté à devenir
normal, à rentrer dans le moule, en tapant un peu sur la tête, mais avec amour.
C'est le comportement, plein de compassion et d'amour de son prochain, d'une
Boutin qui veut, pour le salut de l'âme des homos, qu'ils mènent une vie sage
et rangée, mariés, avec quelqu'un du sexe opposé, devant monsieur le curé. Ils
peuvent bien être homos, dans le secret de leur être.
Ce comportement, je l'ai vu dans des associations. En général, je ne dis rien.
Mais quand je l'ai récemment pointé, les gens se sont sentis insultés. Mais
par fermeté d'âme, par solidité de leurs convictions, n'ont pas envisagé que
peut-être, il essayaient d'imposer avec amour leur bien-pensance personnelle à
certaines personnes, minoritaires. Que peut-être, sans en être déjà au bûcher,
ils en étaient déjà à rejeter l'autre et à le stigmatiser sur une faiblesse.
Et de ça, j'ai honte parfois
Qu'on me comprenne bien. On peut réfléchir en stratège, accepter de perdre
trois légions entières, pour en faire perdre cinq à l'ennemi et emporter la
victoire. Mais alors on l'admet, on le dit, on l'assume et on le théorise, on
devient César et on l'accepte. Dans cette approche là, les gens sont des
soldats, des outils, une ressource dont on peut user. On les objectifie, pour
ne pas devenir fou. Et on avance, en se battant, vers ce qu'on espère être
la victoire, ou au moins le prochain combat.
Mais quand on se dit bienveillant, quand on refuse l'approche du stratège et
qu'on prétend à un autre modèle de lutte, alors ce recours fréquent, et surtout
masqué, et pas du tout assumé, à des formes de sacrifices pose un problème.
L'hypocrisie.
Ces comportements, le bénévole jetable comme l'effet de meute d'un groupe qui
se croit bon, dont l'effet est de sacrifier des individus au nom d'une cause,
je les ai vus dans des associations que j'ai fréquenté, en gros de 1993 à nos
jours, ce qui fait la totalité de ma vie associative. Les gens que j'ai vu agir
comme ça, faisant du mal, parfois salement, le niant quand on leur montre,
agissant comme des loups habillés de bienveillance, ce sont mes copains, mes
amis, mes intimes parfois. Des gens que j'aime beaucoup.
Sur les plus violents de ces comportements, j'ai une opinion extrêmement rude,
ce billet de blog étant l'expression la plus soft que j'ai pu avoir sur le
sujet. Les mots qui me viennent spontanément sont orduriers.
Et moi je ne dis rien, lâchement je baisse la tête et je reste dans le groupe.
Pour ne pas me retrouver seul. Et puis il faut bien défendre la cause,
comprends-tu...
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