Alain Aspect raconte dans ce livre
l'histoire des expériences qu'il a menées dans les années 1970-1980 et
qui ont prouvé la violation des
inégalités de Bell (en termes journalistiques « prouvé
qu'Einstein avait tort »). Attention, il faut
s'accrocher, mais c'est très bien décrit.
Bon, alors, avant que vous ne commandiez le livre, je vous dis
tout de suite qu'à mon avis il faut au moins un
bac scientifique et ne pas avoir tout oublié
depuis. Comme le dit l'auteur au détour d'une page « Elles [ces
démonstrations mathématiques] sont au demeurant peu difficiles sur
le plan technique, et particulièrement limpides si on sait les
suivre. » C'est un gros si…
Mais cela vaut la peine. Car l'auteur raconte une passionnante
aventure scientifique, dont il a été un des principaux
protagonistes. Dans les années 1920, la physique
quantique prend forme et un formalisme mathématique est
développé, qui permet des calculs qui collent parfaitement avec les
expériences. Donc, tout va bien, on a compris comment le monde
marchait, et on peut réduire les budgets de la recherche en
physique ? Non car, si la plupart des
physiciens sont très contents que la quantique marche aussi bien et
se satisfont de ce formalisme, Einstein
râle : le fait qu'au cœur de la quantique, il n'y ait que des
probabilités et pas de certitudes lui semble bancal. Il doit y avoir
quelque chose sous la quantique qui permet de retrouver son
formalisme. Bohr n'est pas d'accord, il pense
que le caractère probabiliste de la quantique n'est pas le résultat
de notre ignorance mais une propriété fondamentale. Tout le monde
cite ce débat des années 1920 et 1930 comme la
controverse Einstein-Bohr et, en effet, à
part ces deux chercheurs, peu de physiciens se sentent concernés ;
la quantique marche, c'est tout ce qu'on lui demande. Le débat
Einstein-Bohr semble purement philosophique, puisqu'il n'a pas de
conséquences pratiques : tout le monde est d'accord que les calculs
faits avec le formalisme quantique donnent le bon résultat. Alors,
savoir s'il y a quelque chose en dessous semble de peu d'intérêt
(Aspect rencontrera souvent cette attitude quand il commencera à
s'intéresser au sujet des dizaines d'années plus tard).
Une étape importante survient en 1964
quand Bell démontre
que le problème n'est pas purement philosophique et qu'il peut être
tranché par l'expérience : il établit des relations entre certaines
valeurs qui sont respectées par toute théorie non probabiliste mais
seraient violées par la quantique. Il ne reste « plus qu'à » tester
ces relations. Mais Bell publie dans un journal peu connu et
qui cessera vite de paraitre. Son article passe donc assez inaperçu
(et l'Internet n'existait pas alors, c'était
journaux papier et photocopies si on voulait diffuser la
connaissance).
Dans les années 1970, toutefois, plusieurs équipes commencent à
monter des expériences pour tester les inégalités de Bell. Elles
sont très difficiles à mesurer et les premiers résultats ne sont pas
très concluants, voire contradictoires. (En science, l'expérience a
toujours raison ; mais que faire si deux expériences donnent des
résultats contraires ?) C'est à ce moment qu'Alain
Aspect se penche sur le sujet. Son livre, après avoir
exposé en détail le problème qu'on essayait de résoudre (en très
simplifié : est-ce Einstein ou Bohr qui avait raison ?), décrit
l'expérience ou plutôt les expériences, qui finalement trancheront
la question. (Divulgâchage : les inégalités de Bell sont violées, le
formalisme quantique était donc tout ce qui comptait et son
caractère probabiliste est fondamental.)
La réalisation de l'expérience a nécessité plusieurs tours de
force, racontés dans le livre. (Vous y apprendrez pourquoi il faut
beaucoup de sable pour vérifier la physique quantique.) À chaque
résultat, des objections pouvaient être élevées. Par exemple, les
deux instruments qui filtrent les photons
émis (les polariseurs),
avant leur mesure, sont censés être
indépendants. Mais peut-être se coordonnent-ils d'une manière
inconnue ? Pour éliminer cette possibilité, il faut alors modifier
l'expérience pour déplacer les instruments en moins de temps qu'il
n'en faut à la lumière pour aller de l'un à l'autre, afin d'être sûr
qu'ils n'ont pas pu se coordonner. (Vous noterez que cela utilise un
résultat connu d'Einstein : la vitesse de la lumière ne peut pas
être dépassée.) À la fin, tout le monde s'y rallie : aucune
échappatoire, la quantique, dans l'interprétation qu'en faisait
Bohr, est bien gagnante (il a fallu encore quelques expériences
après celles d'Aspect). Mais il y a quand même une partie amusante à
la fin du livre, sur les possibilités que « quelque chose »
intervienne et explique les résultats qui semblaient
probabilistes. La science n'est jamais 100 % terminée.
Tout cela s'est étalé sur plusieurs années, compte tenu de
l'extrême délicatesse des phénomènes physiques à mesurer. Comme le
conseillait un expert consulté par Aspect au début « ne vous lancez
pas là-dedans si vous n'avez pas un poste stable, avec sécurité
financière ».
Et le titre du livre, alors ? L'opinion d'Aspect est qu'Einstein,
avec ces expériences, aurait admis que la physique quantique donnait
bien une description complète. Les erreurs sont importantes en
science, ici, elles ont poussé à creuser la question, et j'ai appris
dans ce livre que l'intrication quantique,
une des propriétés les moins intuitives du monde quantique, avait
justement été mise en évidence par Einstein, lors de ce
débat. Voulant trouver un cas « absurde » pour appuyer son point de
vue, il a découvert quelque chose de très utile.
Lors de la présentation du livre à la librairie Le Divan à Paris,
le 14 février, un spectateur a demandé à Aspect son opinion sur les
calculateurs quantiques, qui utilisent
justement l'intrication. « Il [le calculateur quantique] marche car
il y a davantage d'informations dans des particules intriquées que
la somme de leurs informations. Mais il n'existe aujourd'hui aucun
vrai ordinateur quantique. Trop d'erreurs et pas assez de
corrections (1 000 qubits réels
pour faire un seul qubit logique correct). »
La vidéo de la
présentation à la librairie Le Divan (animée par Anna Niemiec, de la
chaine Space Apéro), est visible en
ligne.